Aucune définition de la notion de changement systémique n’est acceptée de façon unanime, mais certains attributs permettent d’affiner les contours de l’approche qui la caractérise.
La notion de changement systémique revêt une double dimension : elle renvoie à la fois à la transformation visée et à la manière employée pour y parvenir.
D’un côté, en considérant la notion comme un résultat ou un objectif, on peut dire qu’un changement systémique est atteint lorsque le système visé est transformé de telle sorte qu’il produit des effets nouveaux, différents, et plus souhaitables. De l’autre, lorsque l’on envisage la notion de changement systémique comme une manière ou un processus pour faire advenir des transformations sociétales profondes, certaines caractéristiques détaillées ci-dessous permettent de mieux en appréhender les différentes facettes.
On parlera alors plutôt d’approche systémique du changement. Cette dernière peut être définie comme la recherche de solutions durables et profondes à des problématiques solidement ancrées qu'elles soient d'ordre économique, social, sociétal ou environnemental. Pour ce faire, l’approche systémique s’appréhende comme un processus de transformation des pratiques, des dynamiques, des normes ou même des mentalités à l’échelle d’un écosystème territorial, national ou international.
En résumé, l’approche systémique du changement nécessite d’adopter une posture singulière, caractérisée par les quatre dimensions suivantes :
Mais à quoi bon transformer un système ? Les innovateurs sociaux sont animés par une volonté commune de chercher à transformer nos systèmes (économiques, d’éducation, de santé, d’agriculture, judiciaire, etc.) dans le but de faire advenir un monde plus juste et durable : de leur point de vue, un système est donc considéré comme dysfonctionnel dès lors qu’il est vecteur d’injustice, quelle qu’en soit la nature.
Leurs meilleurs alliés pour comprendre les dysfonctionnements d’un système donné ne sont autres que celles et ceux qui en sont les principales victimes. Etant en prise directe avec ces injustices, elles détiennent des informations essentielles qui leur confèrent une place de choix pour identifier les dysfonctionnements et en comprendre les causes profondes. Dès lors, qui de mieux placé qu’elles pour jouer un rôle crucial dans leur résolution ? Appliquée à la résolution des grands enjeux sociétaux contemporains, l’approche systémique n’a donc de sens que si elle met les personnes les plus concernées par les dysfonctionnements d’un système au cœur des solutions mises en œuvre pour les endiguer. Il s’agit alors non seulement de considérer leur vécu comme une source d’information primordiale, mais aussi – surtout ! - de créer les conditions pour qu’elles puissent contribuer de façon directe, centrale, à les faire disparaître durablement.
En procédant de la sorte, les innovateurs sociaux développent des solutions dont la « forme » est similaire à celle qu’ils souhaitent donner au (futur) système. En ce sens, ils sont de parfaites incarnations de la fameuse phrase de Gandhi : « Sois le changement que tu veux voir dans le monde ». C’est cette façon particulière d’agir - donner le pouvoir à des individus de transformer un système qui jusqu’ici les en a privé - qui confère à l’approche systémique sa nature fractale : elle est à la fois le résultat souhaité et le chemin pour y arriver, le second donnant sa forme au premier.
La notion de « changement systémique » emprunte le terme « systémique » à une école de pensée née au milieu du XXè siècle, la systémique, qui s’est construite en opposition à la tradition analytique cartésienne. Celle-ci tend à découper le tout en parties indépendantes pour en expliquer le fonctionnement, et montrait ses limites dans la compréhension de la réalité. La systémique privilégie alors une approche globale, holistique qui, considérant que le tout est supérieur à la somme des parties qui le composent, tient particulièrement compte des interactions entre les différents éléments qui constituent les systèmes étudiés.
Donella Meadows, pionnière de la pensée systémique, donne cette définition d’un système : « un système est un ensemble d’éléments organisé de façon cohérente en vue de remplir une fonction ou d’atteindre un objectif. » Un corps humain, une famille ou un établissement scolaire sont des exemples de systèmes. A l’aune de cette définition, changer un système revient à intervenir sur les conditions qui maintiennent en place des dysfonctionnements au sein du système en question, par exemple en faisant évoluer les éléments qui le composent, les interconnections entre ces éléments et/ou l’objectif du système.
Ainsi l’approche systémique…
La caractéristique la plus fondamentale de l’approche systémique est certainement la dimension de complexité : l’idée de renoncer à une vision purement linéaire, prédictible et contrôlable du monde qui nous entoure, et à reconnaître sa nature complexe, imprévisible et émergente, conséquence d’interconnexions infinies qui le composent.
Il est d’autant plus difficile de se défaire de cette façon d’appréhender le monde qu’elle a largement façonné, durant des siècles, nos modes de pensée occidentaux. Une erreur serait d’adopter l’approche systémique sans remettre en cause les lunettes avec lesquelles on la regarde.
Cette façon holistique d’envisager le monde appelle des principes d’action spécifiques : au temps court, au contrôle, à l’évaluation et à la planification, l’approche systémique privilégie ainsi le temps long, la confiance, l’apprentissage et l’adaptation continus, l’émergence et la flexibilité. Il s’agit non pas de remplacer les uns par les autres, mais de les faire coexister tout en reconnaissant la nature primordiale des seconds.
L’approche systémique du changement considère comme essentiel d’adresser les causes profondes qui sont à l’origine des dysfonctionnements d’un système.
Si nous nous focalisons uniquement sur les symptômes visibles d’un dysfonctionnement, il y a alors un risque élevé que ces enjeux perdurent, voire s’aggravent au fil du temps. A l’inverse, agir à la source de ces dysfonctionnements permet d’envisager la possibilité de leur disparition. Cette approche ne nie cependant pas l’importance d’adresser les symptômes, bien au contraire, et considère les deux approches comme complémentaires, voire indissociables.
Il est indispensable de parer à l’urgence (souvent en traitant les symptômes – par exemple nourrir les personnes à la rue, créer des hébergements d’urgence suite à une catastrophe climatique), tout en créant les conditions pour éviter à ces mêmes symptômes d’apparaître indéfiniment (en s’attaquant aux causes, souvent multiples, complexes et entremêlées qui les ont provoqués – allant, par exemple, de la discrimination à l’embauche au réchauffement climatique).
L’approche systémique assume ainsi une vision « radicale » du changement, au sens premier du terme. Dans les différentes définitions du Littré, on ne trouve aucune évocation péjorative du terme ‘radical’.
« Terme de botanique. Qui appartient à la racine Fig. qui a rapport au principe, à l’essence, à la racine d’une chose. Terme de politique. Qui travaille à la réformation complète, absolue, de l’ordre politique dans le sens démocratique ». Le Larousse n’est pas plus critique : « Qui appartient à la nature profonde, à l’essence d’un être ou d’une chose. Se dit d’un genre d’action ou de moyen très énergique, très efficace, dont on use pour combattre quelque chose : une action radicale contre la fraude. ».
L’impact direct correspond à l’impact généré par une organisation qui met en œuvre elle-même une solution concrète pour atteindre une transformation de système. L’impact indirect, lui, fait plutôt référence à l’impact généré par d’autres organisations qui, à leur tour, cherchent à faire advenir cette même vision. Elles le font soit en s’emparant de l’idée initiale pour la déployer et en faciliter la diffusion et l’adoption, soit en contribuant à leur façon à faire évoluer le système, dans le même sens que la vision initiale. Tout comme l’approche systémique considère les causes racines et les symptômes comme les deux faces d’une même pièce, elle reconnait également la nécessaire complémentarité entre impact direct et indirect.
L’impact direct permet à une organisation de répondre à l’urgence, de rester connectée aux enjeux de terrain, d’être en prise directe avec certaines parties prenantes, d’affiner en permanence sa compréhension des dysfonctionnements du système qu’elle cherche à endiguer, et donc d’ajuster ses actions en conséquence.
Si l’impact direct constitue souvent le premier pas nécessaire pour « apprivoiser » un système donné, la réplication à grande échelle et de façon identique d’une même intervention ne sera souvent pas suffisante pour faire évoluer durablement le système en question. Elle nécessitera par ailleurs un niveau d’investissement humain et financier très élevé (et toujours plus élevé) pour continuer à maintenir et faire grandir l’impact. Même lorsque des changements systémiques ont été obtenus (par exemple, l’adoption d’une nouvelle loi ou la généralisation d’une nouvelle pratique), ils sont souvent remis en cause par des forces contraires, et maintenir activement le « nouveau » système en bonne santé constitue un enjeu clé.
Consacrer une partie significative de son énergie au déploiement d’une stratégie d’impact indirect visant à faire évoluer durablement les dynamiques entre les acteurs d’un même système (les rôles, les relations, les règles…) apparaît ainsi comme une solution plus efficiente pour faire advenir et maintenir des transformations profondes et irréversibles.
L’idée de transformation profonde d’un système n’est pas forcément toujours synonyme de changement à grande échelle.
L’approche systémique consiste avant tout à faire appel à des stratégies d’impact indirect pour aider un système donné à produire de meilleurs résultats, quelle que soit la taille du système en question. De la même façon, le changement de système n'est pas l’apanage des grandes organisations : bien au contraire, nombreuses sont les plus petites d’entre elles à pouvoir - et à avoir ! - contribuer à faire advenir des transformations profondes.
Se transformer soi-même contribue à transformer le système.Effectivement, si un changement systémique nécessite la réplication ou l’adoption généralisée d’une solution par le plus grand nombre, celui-ci sera difficile à faire advenir si l’inventeur de la solution cherche avant tout à en conserver la propriété. De même, si un changement systémique requiert de faire évoluer les façons de fonctionner d’acteurs majeurs d’un secteur, la participation d’une coalition plus large semble alors indispensable, et nécessite une forme de leadership caractérisée par l’ouverture et la collaboration.
A contre-courant des pratiques qui peuvent parfois prévaloir dans le monde des affaires, le succès d’une innovation sociale est ainsi directement lié à la capacité de son initiateur à « faire avec » plutôt que « seul » ou « contre ». Les concurrents sont alors vus comme de potentiels alliés, la compétition laisse place à la coopération et l’interdisciplinarité, l’ouverture prévaut sur la propriété et l’ego s’efface au profit du collectif.
Quel rôle peuvent alors jouer les acteurs de la philanthropie et du mécénat pour intervenir, à leur juste niveau, et soutenir des initiatives, des visions ou des démarches qui cherchent à transformer un système en profondeur ? Comment devenir partie prenante du changement systémique ? Quelle approche adopter et quelles pratiques pourraient alors favoriser la mise en œuvre de telles dynamiques ?
Les expériences de certaines organisations philanthropiques nous font entrevoir des particularités dans la culture, les stratégies et les pratiques mises en œuvre : une approche partenariale intégrée et horizontale, un soutien sur du temps long voire très long, un financement non restreint permettant de soutenir le projet ou la vision dans son ensemble, des fonds pour soutenir la création de coalitions ou de mouvements, pour porter un plaidoyer, ou encore pour renforcer les capacités des acteurs d’un écosystème, l’animation de ces écosystèmes, un financement qui évolue en fonction des enjeux ou encore un reporting qui s’adapte à la stratégie et à ses évolutions.
Si vous souhaitez aller plus loin, certaines ressources de ce site sont plus particulièrement dédiées à la question du soutien et de l’accompagnement des initiatives à visée systémique.